Entretien exclusive accordé à Aqlame par l’écrivain panafricaniste Mauritanien Ismail Mohamed Khairat
2025-10-18 11:59:53Entretien exclusive accordé à Aqlame par l’écrivain panafricaniste Mauritanien Ismail Mohamed Khairat qui revient sur sa récente visite au Burkina Faso, et sa contribution au congrés des Universités Africaines de Communication de Ouagadougou. UACO 2025.
Aqlame: Tout d’abord, quel est le contexte général dans lequel s’inscrit votre visite au Burkina Faso ? Et quelles sont les principales motivations qui vous ont conduit à effectuer ce déplacement à un moment aussi délicat sur le plan géopolitique pour la région du Sahel ?
Mohamed Khairat : D’abord je vous remercie sincèrement pour cet entretien.
Ma visite au Burkina Faso s’est déroulée dans le cadre de ma participation à la 14ᵉ édition du Congrès des Universités Africaines de Communication de Ouagadougou (UACO 2025), tenue à Ouagadougou, à l’invitation officielle du Ministère Burkinabé de la Communication, de la Culture, des Arts et du Tourisme.
L’objectif principal de ma présence était de présenter une communication sur la conscience souveraine en Afrique de l’Ouest et sur le rôle de la communication stratégiquedans sa diffusion, dans le contexte des débats relatifs à la souveraineté, au multipolarisme, à la guerre informationnelle, aux narrations trompeuses et à l’émancipation intellectuelle des peuples africains.
Cette édition a connu la participation des ministres de la Communication des trois pays de l’Alliance des États du Sahel (AES), ainsi que d’un grand nombre de chercheurs, universitaires et journalistes venus de divers pays africains, faisant de l’événement un espace privilégié de dialogue et de coopération sur les enjeux médiatiques et géopolitiques du continent.
À première vue, le Burkina Faso semble paisible et discipliné, sans agitation ni culte de la personnalité. Mais derrière cette apparente douceur, le pays vit une révolution profonde.
Aqlame : Comment analysez-vous la situation actuelle du Burkina Faso, un pays récemment sorti de la CEDEAO, et dont la direction parle désormais d’une “révolution populaire progressiste” ?
Ismaïl Mohamed Khairat :
Le Burkina Faso est, à ma connaissance, le seul pays en Afrique — et peut-être au monde — à avoir officiellement déclaré vivre une situation révolutionnaire. Or, une révolution, comme on le sait, signifie un changement social profond, rapide et global. Cela implique qu’il ne s’agit pas d’un État démocratique, mais bien d’un État révolutionnaire.
J’ai été particulièrement heureux d’avoir l’occasion de voir de mes propres yeux un pays engagé dans une transformation révolutionnaire, consciente et revendiquée. Ayant longuement étudié les révolutions — notamment celles de l’Égypte nassérienne et de l’Iran issue de la révolution islamique — j’étais animé du désir d’observer directement ce qui se passe réellement au Burkina Faso, au-delà des discours officiels.
Je dois avouer qu’avant mon arrivée, je m’attendais à trouver une certaine rudesse et peut-être un certain désordre dans l’espace public — car les révolutions ont souvent des visages multiples, parfois même des masques. Pourtant, dès mon entrée à l’AéroportInternational de Ouagadougou, quelque chose m’a profondément marqué : une grande pancarte suspendue dans le hall d’arrivée, au-dessus des guichets d’immigration, où l’on pouvait lire en français et en anglais :
« Il est strictement interdit de verser toute somme d’argent au personnel de l’aéroport en dehors des frais réglementaires. Toute infraction doit être signalée. »
Cette affiche fut, en quelque sorte, ma première poignée de main avec la révolution burkinabé. J’ai ressenti une réelle satisfaction intérieure et j’ai pressenti que ce qui m’attendait serait sans doute meilleur encore — et, effectivement, cela s’est confirmé.
Le comportement général du personnel de l’aéroport était courtois, discipliné, empreint de respect, rappelant celui des peuples d’Asie de l’Est par leur politesse et leur sens de l’ordre. Mais avant même de porter un jugement global, je puis affirmer que contrairement à mes attentes, je n’ai vu aucune photo du président Ibrahim Traoré dans les rues, si ce n’est une photo de taille moyenne où il apparaît dans une salle d’hôpital, en train de donner son sang.
De même, aucune photo de lui n’était affichée dans la salle du congrès, ni même à l’extérieur, et son nom n’était pas scandé ni glorifié dans les discours officiels. Ce qui m’a particulièrement surpris, c’est que personne n’applaudissait à l’évocation de son nom, contrairement à ce que l’on observe souvent dans nos “démocraties” lorsque le nom du président est cité.
Je me souviens également d’une anecdote révélatrice : j’ai dit une fois au chauffeur qui m’accompagnait que je trouvais les gens ici remarquablement disciplinés, qu’il n’y avait ni disputes, ni embouteillages, est-ce dans la nature des Burkinabés, lui ai-je demandé. Il m’a répondu, nous n’aimons pas la violence… mais il y a aussi des instructions strictes : toute personne surprise en train de se bagarrer dans la rue est envoyée au front pour combattre les terroristes. Puisque si quelqu’un se sent assez fort pour se battre ici, c’est qu’on a besoin de sa force là-bas
Il ne suffit pas, par exemple, d’avoir sa propre monnaie pour se dire État souverain, car la souveraineté est un ensemble cohérent ; la défaillance d’un seul de ses piliers la fragilise entièrement
Aqlame:
Quelles sont les principales idées développées dans votre communication intitulée « La conscience souveraine en Afrique de l’Ouest et le rôle de la communication stratégique dans sa diffusion » ?
Ismail Mohamed Khairat :
Ma communication a subi quelques modifications avant sa présentation. J’y ai notamment ajouté la formule suivante : Une vision appliquée à la théorie de la diffusion, comme approche proposée pour propager la conscience souveraine au sein des sociétés africaines.
En réalité, j’ai commencé mon intervention en soulignant que ma présence à cet événement visait avant tout à affirmer l’appartenance de mon pays à l’espace sahélien, indépendamment des choix et des positions géopolitiques de ses États, et que nous sommes un peuple conscient du destin africain et du rêve africain, au même titre que les autres peuples du continent.
J’ai ensuite parlé de la souveraineté, en précisant que je l’entends dans un sens plus large que celui, classique, lié uniquement à l’indépendance politique et à la maîtrise de la décision. Elle inclut aussi la dignité nationale, la possession de la force capable de protéger la décision, de préserver les structures internes et de faire face au danger avant qu’il n’atteigne le territoire national — voire de poursuivre et frapper l’agresseur là où il se trouve.
La souveraineté, ai-je dit, est un système multidimensionnel : il existe une souveraineté économique, politique, monétaire, culturelle — et aujourd’hui, il devient indispensable de parler aussi de souveraineté numérique, c’est-à-dire la capacité à protéger les données officielles et à sécuriser l’espace cybernétique des États. Tous ces éléments doivent coexister pour qu’un pays puisse être qualifié de véritablement souverain. Il ne suffit pas, par exemple, d’avoir sa propre monnaie pour se dire État souverain, car la souveraineté est un ensemble cohérent ; la défaillance d’un seul de ses piliers la fragilise entièrement.
J’ai ensuite évoqué deux indicateurs permettant de savoir si un pays avance sur la voie de la souveraineté :
le premier est l’existence d’un leadership clairvoyant qui lutte pour cet objectif ; le second est la montée de la conscience souveraine parmi le peuple.
Or, l’émergence d’un leadership visionnaire relève souvent du destin — l’histoire a vu apparaître de grands dirigeants dans des pays où nul ne s’y attendait.
Mais la conscience souveraine, elle, dépend de l’éducation, de la culture et des stratégies médiatiques.
C’est pourquoi j’ai proposé d’appliquer ici la théorie de la diffusion des innovations et des idées nouvelles, en rappelant ses étapes connues : les innovateurs, les premiers adoptants, la première majorité, puis la seconde majorité. Cette approche peut parfaitement s’appliquer à la diffusion du sentiment de souveraineté, à condition d’une supervision et d’un encadrement adéquats.
Aqlame:
Pensez-vous que la transformation en cours au Burkina Faso exprime réellement une nouvelle conscience collective, ou reste-t-elle encore confinée dans une expérience politique fermée propre aux élites dirigeantes ?
Ismail Mohamed Khairat
La question de la conscience populaire face à la conscience des élites, du changement initié par le peuple par opposition au changement imposé d’en haut, constitue l’un des grands axes de débat – et c’est d’ailleurs autour de cette problématique que s’articulait ma communication.
Cependant, s’agissant spécifiquement du Burkina Faso, il ne faut pas oublier que ce pays vit aujourd’hui sa deuxième expérience révolutionnaire.
La période du célèbre dirigeant burkinabè Thomas Sankara reste vivace dans les mémoires ; elle a constitué, d’une certaine manière, une préfiguration de ce qui se passe actuellement.
C’est pourquoi le pouvoir révolutionnaire actuel considère Thomas Sankara comme le père fondateur de la révolution présente.
Comme vous le savez, la révolution sanskrite a été étouffée à la fin des années 1980, sous le prétexte que les discours idéalistes et exaltés ne construisent pas les États ; que seuls la stabilité, la réconciliation avec l’ordre international et la démocratie pouvaient apporter prospérité et développement.
C’était là le discours dominant des médias officiels à l’époque.
Mais qu’a-t-on réellement obtenu après Thomas Sankara, tout au long de ces trente-cinq années ?
Le Burkina Faso s’est-il développé ? Non. Malgré ses richesses en ressources naturelles et l’énergie de son peuple, le pays a continué à figurer parmi les derniers dans les classements de croissance, année après année.
Puis le terrorisme est arrivé, dans un pays désarmé, sans véritable armée ni équipement, car l’ancien régime avait détruit son armée par crainte des coups d’État.
Les Burkinabè, me semble-t-il, ont pleinement conscience de cette réalité, car leur expérience passée leur a beaucoup appris.
Aqlame:
Quels sont, selon vous, les facteurs qui détermineront le succès ou l’échec de ce processus de souverainté au pays du Sahel AES ?
Ismail Mohamed Khairat :
Le premier facteur est la cohésion interne au sein de l’alliance des États du Sahel — c’est là, comme on dit, le nœud de la question.
Un autre facteur déterminant réside dans le renforcement et les victoires croissantes du bloc multipolaire, conduit par la Russie et la Chine ; cette dynamique est d’une importance capitale et aura, à n’en pas douter, une influence considérable sur l’évolution des choses à l’avenir.
Parmi les autres éléments essentiels figure également la réussite du démantèlement de l’étau extérieur imposé par la CEDEAO.
Tous ces aspects constituent des conditions fondamentales pour la réussite du projet de l’alliance des États du Sahel.
la Mauritanie, admirée pour sa lutte contre le terrorisme, a manqué l’opportunité de jouer un rôle central dans l’espace sahélien.
Aqlame;
Où en est la Mauritanie aujourd’hui par rapport à cette transformation régionale ?
Ismail Mohamed Khairat :
Ce qui m’a frappé, c’est que la plupart de mes interlocuteurs évoquant la Mauritanie manifestaient leur admiration pour son expérience dans la lutte contre le terrorisme, qu’ils considèrent comme un exemple vivant démontrant que le terrorisme peut être vaincu.
Cependant, à mon sens, la Mauritanie a manqué une grande opportunité en s’éloignant de l’espace sahélien, alors que toutes les conditions l’y prédisposaient pour y jouer un rôle influent.
Quoi qu’il en soit, nous gardons l’espoir qu’elle s’écarte de l’approche de l’OTAN pour adopter sa propre vision, issue de son identité, de sa géographie et de son histoire.
Le démantèlement des structures de domination étrangère avance à un rythme soutenu
Aqlame:
En tant que voix intellectuelle précoce ayant défendu le projet d’émancipation des pays du Sahel et beaucoup écrit à ce sujet, comment percevez-vous aujourd’hui son évolution ? Et ce projet porte-t-il encore l’espoir que vous annonciez ?
Ismail Mohamed Khairat
Je pense que les transformations en cours au sein de l’alliance des États du Sahel sont profondément significatives.
Le démantèlement des structures de domination étrangère avance à un rythme soutenu.
Les grandes compagnies prédatrices, véritables « États dans l’État », sont en voie de liquidation.
L’arsenal militaire se développe rapidement, les réformes économiques valorisant la production locale s’affermissent, et les mesures d’indépendance monétaire se succèdent.
Le processus d’intégration régionale se renforce également.
De nombreux signes permettent donc de penser que nous sommes face à une expérience sans précédent dans l’histoire contemporaine de l’Afrique.
la Russie est une puissance continentale, défendant une position et une culture opposées aux valeurs globalistes des nations maritimes incarnées par l’Occident libéral .
Aqlame:
Comment percevez-vous, dans ce contexte, les nouvelles alliances avec la Russie ? S’agit-il d’un choix stratégique alternatif ou d’une simple réaction aux déceptions du passé avec les partenaires traditionnels ?
Ismail Mohamed Khairat
Il convient de souligner que la Russie de Poutine diffère de l’Union soviétique, tout comme celle-ci différait de la Russie Tsariste. Cependant le fond demeure presque le même, car certaines constantes découlent de la géopolitique traditionnelle, la Russie est une puissance continentale, défendant une position et une culture opposées aux valeurs globalistes des nations maritimes incarnées par l’Occident libéral.
Dans ce conflit exigeant et coûteux, la Russie ne ménage aucun effort pour construire autant que possible des alliances et des blocs soutenant son objectif : la multipolarité et la fin de l’hégémonie américaine sur le monde.
C’est précisément dans ce climat géopolitique que l’alliance des États du Sahel a trouvé un terrain favorable.
Ainsi, oui, l’alliance avec la Russie constitue un choix réaliste et nécessaire — une véritable bouée de sauvetage, en quelque sorte.
Aqlalme:
Certains considèrent que votre position en faveur de l’émancipation vis-à-vis de l’influence occidentale pourrait ignorer le coût de ces transformations sur la démocratie et les droits de l’homme. Comment conciliez-vous l’exigence de souveraineté avec celle des libertés ? Est-il possible de construire un projet d’émancipation sans risquer un nouvel enfermement politique ?
Ismail Mohamed Khairat
il ne fait aucun doute qu’il existe une tension, voire un certain conflit, entre la souveraineté d’une part, et la démocratie et les droits de l’homme d’autre part, notamment dans les pays du Sud, où la démocratie formelle est souvent perçue comme une occasion d’ingérence et d’influence des puissances occidentales néocoloniales.
Il est indéniable que la démocratie constitue l’un des moyens les plus importants pour impliquer le peuple dans la gestion des affaires publiques.
Cependant, la démocratie n’est en soi qu’un outil. Aujourd’hui, nous voyons des pays prospères appliquer la bonne gouvernance sans être démocratiques.
Singapour n’est pas un État démocratique et pourtant il est stable et prospère.
La Chine pratique la bonne gouvernance sans être démocratique.
Le Vietnam a un système de parti unique et est prospère.
Même les Émirats et le Qatar appliquent une forme de bonne gouvernance sans être démocratiques.
Quant au Rwanda, que certains considèrent comme un modèle africain réussi, aucun transfert de pouvoir n’a eu lieu depuis l’an 2000.
La réalité est que les démocraties que connaissent nos pays sont en grande partie importées : elles ont émergé après le sommet de La Baule en France, au début des années 1990, et suite au discours de François Mitterrand, qui conditionnait le soutien et l’aide au respect de la pluralité politique.
C’est là l’une des humiliations historiques subies par nos pays, car ces démocraties auraient dû provenir du peuple et non être imposées aux dirigeants en échange de leur maintien au pouvoir.
Lorsque la démocratie pluripartite est arrivée dans nos pays, les clivages tribaux et les intérêts particuliers se sont accentués en raison de la multiplication des partis et des contradictions d’intérêts.
Avant cela, sous les régimes militaires stricts ou les partis uniques, la nation était plus cohésive, et le parti exprimait la totalité de la nation, et non des régions ou des clans, comme c’est le cas aujourd’hui où certains partis ne représentent même que des intérêts familiaux restreints.
Concernant le conflit entre le coût de la souveraineté et les droits de l’homme, malgré la légitimité de certaines revendications collectives, toutes les réalités actuelles montrent que les puissances occidentales, comme la France, utilisent les droits de l’homme comme un outil de pression : pour obtenir des accords ou des partenariats injustes,
ou pour imposer des arrangements sécuritaires spécifiques afin de faire pression sur d’autres pays.
Nous avons vu comment la France a exploité la situation des Fulanis en leur fournissant divers soutiens pour affronter les régimes souverains au Sahel.
Nous savons aussi qu’elle les avait utilisés en Guinée dans les années 1960 et 1970 pour faire pression sur le régime souverain de Sékou Touré.
Le fait qu’aucune de ces affaires n’ait jamais été définitivement réglée ou remportée dans un pays démontre que l’Occident préserve ces questions comme levier de pression pour l’avenir, à utiliser si nécessaire.
À l’image de l’Égypte du temps de Nasser, le Burkina Faso subit des contraintes extérieures tout en cherchant à affirmer sa souveraineté .
Aqlame:
Certains estiment que le discours sur la souveraineté est aujourd’hui utilisé pour justifier la rupture et l’isolement. Craignez-vous que le projet que vous avez défendu se transforme en son contraire ?
Ismail Mohamed Khairat
Il existe de nombreux signes indiquant que l’approche de l’alliance des États du Sahel suscite l’admiration des jeunes générations à travers toute l’Afrique.
Certains scénarios suggèrent même que cette expérience pourrait s’étendre à d’autres pays africains.
Par ailleurs, comme nous le savons, les conférences et manifestations internationales au Burkina Faso sont presque innombrables.
Par exemple, tout le monde connaît le FESPACO de Ouagadougou, le plus grand festival de cinéma africain.
Lors de ce même congrès, 24 communications ont été présentées, dont beaucoup provenaient de participants venant de pays extérieurs à l’alliance des États du Sahel.
Ces éléments ne constituent donc pas des indices d’isolement ou de fermeture.
Si l’on regarde l’histoire, on constate que ce qui se dit aujourd’hui sur la situation révolutionnaire du Burkina Faso a été dit de la même manière à propos de l’expérience de Gamal Abdel Nasser dans les années 1950 et 1960.
Nasser, lui aussi, a dû faire face à un environnement hostile et à la désinformation médiatique, et pourtant il a eu un impact considérable sur la situation de son pays.
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